Lors de l’ouverture de l’événement Nexus 2050 le 17 juin dernier, le Premier ministre Luc Frieden annonçait la signature d’un partenariat stratégique avec la start-up française Mistral AI. Le but ? Renforcer l’innovation technologique et accélérer l’adoption de l’IA au Grand-Duché. A la clé : un bureau luxembourgeois, des emplois qualifiés, des services publics dopés à l’IA, une collaboration avec l’armée et un pas de plus vers la souveraineté numérique. Que signifie vraiment ce partenariat ? Quels sont les enjeux ? Ses promesses, ses limites ? Ecorama Luxembourg a mené l’enquête.

Pour comprendre ce que le Grand-Duché attend de cette alliance inédite, il faut d’abord savoir qui est Mistral AI. Fondée en avril 2023, la jeune entreprise française est spécialisée dans l’intelligence artificielle générative. Co-fondée par trois chercheurs Arthur Mensch, Guillaume Lample et Timothée Lacroix, elle développe des modèles de langages « open source » et propriétaires. Basée à Paris, disposant de bureaux au Royaume-Uni, des antennes à Palo Alto et à Singapour, elle ambitionne de « démocratiser l’intelligence artificielle grâce à des modèles, produits et solutions IA open-source, efficaces et innovants », peut-on lire sur son site internet.

Ce profil innovant n’a pas échappé au gouvernement, qui y voit un levier pour accélérer sa stratégie IA. En collaborant avec elle, l’équipe de Luc Frieden dit franchir une « étape importante » dans la mise en œuvre de sa nouvelle stratégie en matière d’intelligence artificielle. Mais ce partenariat va plus loin qu’un simple développement économique. Il poursuit un double objectif : l’adoption de l’IA au sein de l’Etat et la collaboration avec les institutions de recherches publiques.

D’après le communiqué publié à la mi-juin, « ce partenariat pluriannuel permettra par ailleurs au gouvernement d’avoir recours aux services de Mistral IA en développant des solutions de pointe, en collaboration avec des acteurs locaux, en lien avec les projets phares identifiés dans notre stratégie nationale sur l’intelligence artificielle ». L’entreprise française propose « des solutions à fort potentiel », permettant de créer des services publics plus innovants, plus efficaces et mieux adaptés aux besoins des citoyens et des entreprises. « L’implémentation de telles technologies représente également un levier stratégique pour accélérer la transition numérique au sein de l’administration publique, notamment pour la mise en œuvre d’une gouvernance numérique qui vise à valoriser d’avantage les données du secteur public », indique-t-il.

« Une certaine flexibilité »

Pourquoi Mistral et pas une autre ? Selon Stéphane Dorrekens, CEO de ZEST Reply, elle est la société « la plus avancée » en Europe. « Ses derniers modèles : Magistral, Mistral Large 2 sont « clairement au-dessus du lot ». Une autre possibilité sérieuse aurait été la société allemande Aleph Alpha avec ses modèles Luminous mais elle reste légèrement en retrait en termes de performances.

Outre sa précocité, on peut se demander quels sont ses avantages compétitifs par rapport aux géants américains ou chinois qui dominent le marché. Maxime Cordy, Senior Research Scientist et professeur à l’Université de Luxembourg met en avant qu’il s’agit d’un acteur européen. Pour lui, avec un acteur de ce type, « on peut quand même raisonnablement supposer qu’ils (NDLR : les acteurs) devront de force se confronter aux lois européennes ». Contrairement à Meta (Facebook) opposé à l’IA Act. L’autre atout de Mistral étant qu’elle fait partie des entreprises qui publient leurs modèles en « open weight ». En clair, « cela veut dire que le modèle est à disposition (de celui qui veut l’utiliser), tel qu’il existe, avec ses paramètres appris qui sont visibles », explique-t-il.

Le caractère qu’il soit « open weight » reflète « une certaine flexibilité » et une possibilité de « faire des essais avec eux sur nos ordinateurs », pointe Maxime Cordy. Et pour toute entreprise ou entité publique, l’avantage étant qu’on a la possibilité de faire « des proofs of concept » sur ces modèles.

Le troisième bénéfice et non des moindre, contrairement à son concurrent Open AI, « Mistral est le seul acteur du marché qui peut fournir une offre complète ». Entendez par là que l’entreprise accompagnera son client si, par exemple, il veut construire une application particulière.

Un contrôle « exclusif » de l’Etat 

De son côté, Christophe Buschmann Director- Risk Consulting chez KPMG Luxembourg pense que le choix de Mistral AI est «  tout à fait cohérent ». Son collègue Steve Hauman, Partner, Technology Advisory abonde dans son sens et aborde la question de la souveraineté.

Derrière la dimension technologique, le choix de Mistral traduit aussi l’ enjeu de l’IA souveraine. Un concept flou mais bien réel pour les experts. « Pour moi, une IA souveraine, c’est une IA sur laquelle vous avez un contrôle total », appuie Maxime Cordy. Et pour garder la maîtrise, le modèle doit être « hébergé sur une infrastructure locale ou digne de confiance, et non sur un serveur distant opaque. Il faut aussi un contrôle sur vos données envoyées au modèle d’IA », ajoute-t-il.

Le fait que les solutions proposées par la jeune pousse française puissent être hébergées sur site, comme le souligne le communiqué du gouvernement sur le partenariat, est plus qu’un atout. C’est pour lui, la garantie que les données sensibles restent sous le contrôle « exclusif » de l’Etat ».  « En optant pour des solutions sur site, nous nous assurons que toutes les informations critiques sont protégées conformément aux normes de sécurité les plus strictes, tout en répondant aux exigences spécifiques de notre pays en matière de confidentialité et de protection des données ». L’approche renforce, non seulement la sécurité des données mais aussi « la confiance des citoyens et des entreprises dans les technologies que l’Etat déploie ». Derrière tout cela, il y a aussi en filigrane, l’IA Act, la loi européenne qui pose les fondements de l’utilisation de l’intelligence artificielle en Europe ainsi le Règlement Général sur la Protection des Données (RGPD).

Christophe Buschmann pense qu’il ne faut pas « limiter ça » à cette question de l’IA souveraine. Il est persuadé que la technologie prend une place « très importante dans nos vies ». Cela a « un impact sociétal très important ». « Ce n’est pas uniquement une question de où sont techniquement stockées les données mais c’est aussi une question de qui va déterminer sur comment ce voyage va continuer, comment on voit notre futur, comment on veut interagir et qui va décider de comment on veut interagir », dit-il.

Un risque de dépendance technologique

Concrètement, à quoi pourrait servir l’IA de Mistral ? « Le premier cas auquel on pense est celui lié au déploiement de services d’assistance aux usagers pour permettre de répondre plus rapidement aux questions courantes », affirme le CEO de ZEST Reply. En gros, on peut voir l’IA comme « un accélérateur et facilitateur dans l’interaction avec l’administration ». Et pour cette dernière, « l’automatisation partielle via des agents spécifiques, tout en gardant l’humain au centre de la décision, permet un gain d’efficacité et de rapidité important ».

Alors, quels sont les risques ou les freins qui devraient être pris en compte en termes d’éthique, de transparence ou de gestion des données ? D’après Maxime Cordy, si un citoyen entre en discussion avec un chatbot de l’État, « il faut que le respect des données privées soit garanti ». Les Large langage models (LLM) sont très génériques. Ce qui peut poser un problème éthique, pour le professeur de l’Université de Luxembourg, c’est « la manière dont vous l’utilisez après ». Il prend l’exemple de la notation des citoyens qui est interdite par l’IA Act, ce règlement européen en cours d’adoption, qui encadre les usages de l’IA selon leur niveau de risque.

Sur la question des risques de dépendance technologique, le spécialiste est clair : lorsqu’on rentre en relation commerciale avec un fournisseur de logiciel, quel qu’il soit, « il y a toujours un risque de dépendance ». Soit parce que les compétences internes manquent, soit parce que le lien est tellement fort qu’il est difficile de remplacer le prestataire par un autre. Fort heureusement, « il y a quand même une mouvance maintenant dans le monde de l’IA vers la standardisation ». En d’autres termes, il existe des interfaces génériques qui peuvent faciliter le fait de remplacer un modèle par un autre.

« Un effet boule de neige »

Cette alliance entre le Grand-Duché et Mistral AI renforcera-t-elle la position du pays dans la course à l’IA européenne ? Christophe Buschmann est convaincu que ce partenariat est « un maillon d’une stratégie beaucoup plus large. Je pense que l’on peut être assez positif ». Le fait que la start-up installe ses bureaux sur place permettra et créera des emplois aura sans doute un « effet boule de neige » sur les autres acteurs de l’écosystème. « Je reste convaincu qu’il s’agit d’un symbole fort qui va donner une visibilité, un rayonnement plus large et qui va petit à petit attirer d’autres joueurs de la place ou originaire de l’Union européenne ».

Steve Hauman met en avant un élément important : l’attraction des talents. C’est-à-dire de salariés du secteur des technologies. « ça peut soutenir les sociétés. Je pense qu’il y avait beaucoup d’entre elles qui attendaient un écosystème technologique innovant pour les aider à avancer. On voit, c’est un signal fort, que le Luxembourg a envie de pousser cet écosystème-là ».

Enfin, Maxime Cordy est convaincu que le Luxembourg peut servir de «centre expérimental ». C’est- à-dire « d’un endroit où on peut très facilement déployer de nouvelles applications et de nouveaux cas d’usage pour l’IA de manière contrôlé ». Maintenant, le plus gros défi pour le pays est « de pouvoir l’utiliser pour développer de la compétence locale ». Et pourquoi pas de développer des activités de recherche et d’innovation dans le pays. Seul l’avenir nous dira si cela se réalisera.


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